Pagayer une centaine de kilomètres par jour pendant une semaine pour relier Roanne (Loire) et Paimboeuf (Loire-Atlantique), c’est la promesse de la Loire 725. « Nul besoin de grandes compétences en matière de navigation ni d’entraînement acharné, en revanche il faut savoir se montrer endurant, faire preuve de force mentale et de capacité de décision, résume Adrien Clémenceau au terme de sa participation à une course test qui a débuté le 19 juin dernier.
Lors d’une sortie hivernale sur le Louet, un bras angevin de la Loire, je croise Alain Morvan à bord de sa pirogue (un outrigger canoë mono-place). Le piroguier, adepte des courses de pagaie en France – notamment de la “Dordogne intégrale” – m’entretient d’une douce folie : organiser une descente de la Loire en été entre Roanne (Loire) et Paimbœuf (Loire-Atlantique), soit 725 km… 10 km de plus que la mythique Yukon River Quest, la plus longue course de sport de pagaie du monde ! Cet événement canadien réunit, chaque année, canoës, kayaks et Stand-Up Paddle boards pendant l’été arctique. Les 2 dernières éditions (2020 et 2021) ont été annulées en raison de la crise sanitaire et d’importantes inondations : un crève-cœur pour de nombreux athlètes européens.
C’est ainsi que l’idée d’organiser, en France, une course longue distance a fait son chemin. J’ai déjà navigué 3 500 km sur la Volga (Russie) en 2019, mais jamais plusieurs centaines de kilomètres sur mon fleuve chéri. Passionné par la Loire depuis mon enfance et membre du Club nautique de Bouchemaine (Maine-et-Loire), je me suis toujours promis d’être de l’aventure si l’occasion se présentait. Et c’est ainsi que le samedi 19 juin 2021 je me retrouve à Roanne sur la ligne de départ. Informel, l’événement se voulait être un test grandeur nature afin d’organiser une 1er course officielle – “Loire 725” – dès 2022.
La veille du départ, 24 pagayeurs à bord de 20 embarcations ont relevé le défi : une majorité de Stand-Up Paddle boards, des surfskis, 2 canoës, une pirogue et quelques kayaks. Quant à moi, j’ai misé sur mon kayak Narak 460 de Nautiraid. Son profil permet d’aller en mer, mais il convient bien en rivière. En kit, rangé dans sa housse, il se transporte facilement lors d’un voyage en train. Sur place, il ne me reste plus qu’à assembler sa coque en aluminium et à la recouvrir d’une peau rigide.
Certains participants ont choisi de bénéficier de l’assistance tout au long du trajet. De mon côté, je prévois d’être autonome. Mon sac étanche est ficelé à l’arrière du kayak. Il renferme un réchaud avec une réserve de gaz, des repas lyophilisés, un couchage, des vêtements, un panneau solaire, une une lampe frontale ainsi que des batteries externes pour recharger mes appareils numériques. La tente et le tapis de sol sont également fixés sur le pont. Je dispose de 2 pagaies en carbone, dont une de rechange rangée dans le kayak. Je dois transporter une dizaine de kilos au maximum pour ne pas être trop lourd, mais aussi pour rester efficace lors des portages, car je n’ai pas emporté de roues. Notre objectif : rejoindre Paimbœuf en moins de 7 jours, avec une durée quotidienne maximale de navigation de 16 h. Les organisateurs nous précisent que chaque participant est responsable de sa sécurité et doit se montrer respectueux du fleuve, particulièrement sur les lieux de bivouac pour préserver les sites de nidification. Nous sommes tous équipés d’une balise G.P.S. afin de suivre en temps réel nos positions sur le fleuve.
La nuit a été courte, le départ est prévu à 6 h. Les 1ers bateaux sont posés avec délicatesse sur la petite Loire. Son niveau est proche de l’étiage. Tous les participants se mettent en ligne et le top départ est donné. Le 1er coup de pale arrache un peu de sable ! Le clocher d’Iguerande (Saône-et-Loire) jaillit au-dessus des berges, puis un autre à Chambilly. Après le passage du pont du village, les 1ers rapides obligent à la vigilance.
D’abord dense, la végétation des rives vient à se clairsemer, offrant des prairies convoitées par des troupeaux de bovins. Les veaux, craintifs mais néanmoins curieux, tendent leur tête derrière leur mère. Le taureau charolais se dresse en rempart, stoïque, les sabots dans l’eau. Un tapis blanc de plantes aquatiques se déroule jusqu’aux abords du pont-canal de Digoin. J’ai retiré mes bottines en néoprène, car elles me provoquent de sacrées crampes. Obligation de recourir au portage pour franchir le pont-canal. De l’autre côté du seuil, les rochers peuvent entraver les embarcations. Je me retrouve pris par le courant sur l’un des rochers de la pile à bâbord. Pour me dégager, je décide précipitamment de poser mon pied gauche hors du kayak. Quelle erreur ! Mon talon s’écrase sur un objet tranchant. J’enfile mes vieilles baskets et reprends le cours de ma navigation. Je longe les rives de Diou (Allier) sous un ciel noir. J’observe les éclairs déchirer le ciel. Bien conscient que j’ai toutes les chances d’attirer la foudre avec ma pagaie, je poursuis néanmoins ma descente. La grêle s’écrase sur la pale posée sur mon crâne en guise de protection. Je monte le 1er bivouac quelques kilomètres après le passage de Bourbon-Lancy (Saône-et-Loire). Tout est humide, la tente comprise. Après avoir rincé mon talon meurtri et appliqué un pansement, je m’endors avec 110 km au compteur.
Par chance, l’hôpital de Decize (Nièvre) est au bord de l’eau. Je décide de m’y rendre. J’emporte papiers et pagaie, le reste des affaires m’attendra sur la rive. Une fois le pied bandé, contre l’avis du médecin, je choisis de continuer l’aventure. Je fais un plein d’eau potable dans un restaurant du port. Des kayakistes ont accosté au barrage de Decize. Rouxi, Georges et Jacqueline font leur “Compostelle ligérien”. Chaque année, ils naviguent un peu plus loin. Compatissants devant mon pied enroulé dans un sac plastique, ils me proposent de transporter quelques affaires dans leurs Optimo. Il y a plus de 300 m entre le ponton situé en rive droite en amont de l’ouvrage et la mise à l’eau. C’est le plus long portage du parcours. La Loire m’absorbe de nouveau jusqu’à Imphy, dont les rapides sont à prendre avec sérieux. Nevers suit dans la foulée. Le pont de la ville pointue n’est franchissable que par portage. La nuit tombe. Je trouve une plage où bivouaquer. Au petit matin, je dépasse la confluence du fleuve et de l’Allier, et je parviens au pont de pierre du très beau village de La Charité-sur-Loire. Celui-ci offre une passe à kayaks bien indiquée pour le traverser en sécurité. Depuis le haut de sa colline, le Sancerrois (Cher) murmure de doux mots à la Loire ! Profitant du panorama, je dévore une barre énergétique, tout en me laissant dériver. Les nuages de vapeur d’eau de la centrale nucléaire de Belleville se manifestent.
Le portage le long de la centrale nucléaire est imminent… tout comme un énième orage, violent, dont les vents déchargent la grêle qui s’affale sur moi. Les courants me portent vers Briare (Loiret). Un renardeau qui se désaltérait sur la berge s’enfuit à mon approche. En soirée, je longe les quais de Gien. Puis la centrale nucléaire de Dampierre-en-Burly surgit à l’horizon. Je projette de passer le seuil avant 22 h et de bivouaquer en aval. Ce sera chose faite au crépuscule grâce à une petite passe pour canoës. La centrale s’illumine de ses feux rouges, avant d’être recouverte d’une purée de pois. Ce jour de Fête de la musique, tambour battant, j’ajoute 122 km à ma progression.
Je me suis habitué à l’effort et j’avale les kilomètres. Après le passage de quelques remous au pont de Jargeau, j’aperçois des chevrettes grimpées sur une gabare qui se font les dents sur des bouts, tout en ne me quittant pas des yeux. La Loire est chatoyante, envoûtante et se charge d’histoire au fil des kilomètres. Elle aspire le navigateur, inspire le riverain. C’est bien ici que vivait l’écrivain Maurice Genevoix. Orléans…
Meung-sur-Loire et Beaugency vont tomber, ma monture affronte vaillamment les vestiges d’anciens ponts. La centrale de St-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher) oblige à un nouveau portage. En fin de soirée, je longe St-Dyé-sur-Loire (où furent débarqués les matériaux du chantier de Chambord) et Cour-sur-Loire. J’ai la sensation de naviguer dans un songe. Des familles de cygnes sont à la dérive, un castor fait claquer sa queue avant de plonger, les sternes couvent sur les grèves. Il est 21 h 30 et la cité blésoise n’est qu’à quelques encâblures, mais je préfère m’arrêter à proximité du camping Val de Blois de Vineuil. Un peu basse en amont, la Loire devient plus facilement navigable. Aujourd’hui 119 km s’ajoutent à mon parcours. À l’aube, je m’engage sous le pont Jacques-Gabriel de Blois, l’un des plus beaux ponts de Loire avec son obélisque central. Pas de temps pour le tourisme, je file jusqu’à Chaumont-sur-Loire.
Les histoires concernant le franchissement du pont d’Amboise (Indre-et-Loire) m’ont toujours terrifié. Il s’est produit ici des accidents tragiques, et les “Attention pont” à l’approche de l’édifice ne me mettent pas en confiance. Je débarque pour faire un repérage. Sous une arche à gauche, je passe ‘’tout schuss’’. J’aperçois les flèches de la cathédrale St-Gatien de Tours. Et voilà le vieux pont Wilson. Le courant est fort entre ses piles, pas moyen de faire une vraie reconnaissance ! Troisième pile, le rapide a l’air tranquille. Alors que ça passe correctement, je vois en bas 3 gros pieux entraver la veine. Zut ! Le courant pousse bien, j’ai quelques secondes pour manœuvrer et éviter de me faire prendre en cravate ! Candes-St-Martin précède Montsoreau (Maine-et-Loire), puis Saumur vient clore cette belle journée à travers les grandes cités ligériennes. Au bivouac, en amont du pont ferroviaire de la ville, j’écoute à la radio la fin du match Portugal-France de l’Euro de foot : 2-2. De mon côté, je marque 125 km de plus.
Une fois le pont Cessart de Saumur franchi, c’est comme progresser dans mon jardin. Je connais l’itinéraire par cœur, quasiment kilomètre par kilomètre jusqu’à La Pointe, mon village d’enfance, où m’attendent famille et amis, avec le pique-nique ! C’est la journée balade et rien ne semble plus pouvoir m’arriver. Comme le bateau ivre, je descends le fleuve impassible. La 2de partie de journée n’est qu’un récital, de Chalonnes-sur-Loire à St-Florent-le-Vieil, puis jusqu’à Ancenis (Loire-Atlantique). En passant Mauves-sur-Loire, je cherche un endroit pour la nuit. Il n’y a plus de plage, ce sont des marécages. Sur une île de Thouaré-sur-Loire, je distingue 2 arbres morts. Foudroyés auprès de terriers de lapins, ils seront parfaits pour tendre une bâche.
Dès la pointe ouest de l’île de Nantes, la Loire s’industrialise, c’est la rade avec son lot de ferrailleurs, les odeurs de gomme et d’huile, le vacarme de la circulation sur le viaduc de Cheviré et du métal broyé par les grues aux griffes acérées. La marée descendante me pousse dans le bon sens, je prends de la vitesse devant Indre et Couëron. Empêtré dans les vagues, je serre la rive gauche pour profiter du courant, et ça file comme sur la rivière Kwaï. Le port de Paim-bœuf se dévoile. C’est la dernière cité ligérienne et elle possède son phare. Arrivée en fanfare, Loire faramineuse, aventure farfelue ! Suite aux retours d’expérience des différents participants, les organisateurs ont décidé que la 1re édition de la Loire 725 se déroulerait du dimanche 19 juin au samedi 25 juin 2022 au départ de Roanne. À vos agendas !
Texte et photos Adrien Clémenceau